Casa di l’orcu 
Ghjilormina racontait des légendes, le soir, quand elle était sûre que, désoeuvrés enfin nous l’écoutions paisiblement. Sa voix vibrante et chaude recomposait des fragments d’histoires mille fois entendues, mille fois répétées. Nous l’entourions pour le bonheur de la voix, l’intonation et son timbre rauque qui faisait chanter la langue corse… et les chapelets de proverbes… et les silences de cette voix de prières et de murmures… Une matière vivante et laineuse dont elle démêlait l’écheveau familier, une matière parfois électrisée d’émotion ou de colère retenue.
Et nous courrions alors sur des pistes de songes que les flammes de l’âtre projetaient sur les murs.
La maison, tout à coup, c’est une bulle qui monte dans la fumée !
Et le village grandissait dans la campagne, grimpant jusqu’aux champs d’oliviers, débordant le fleuve, dévalant vers la ville maritime. Les revenants de tous les lieux du monde avaient déferlé en une ronde de ruines et de ronces. Sauvage était la nuit dehors, et la maison, une bulle qui s’évadait vers l’étoile polaire !
Et Ghjacumu, un soir, qui s’est persuadé avoir retrouvé l’authentique secret des géants du Monte Revincu ! Parti seul au crépuscule, il s’est enfoncé dans le maquis revêtu d’une peau de sanglier. Il allait vers la « Casa di l’Orcu », et ainsi cheminait dans sa révélation comme s’il remontait pas à pas les traces des bergers disparus.
Cette nuit là, Ghjilormina nous a parlé de nos ancêtres gravement, comme d’une réalité de toujours, inéluctable. Ainsi nous avons veillé ensemble et l’au-delà menaçant nous est apparu comme un chaos de lumière en perpétuelle révolution.
Mais quand Ghjacumu est parvenu au dolmen qui surplombe la vallée et qu’il a agrippé la pierre de ses doigts, il l’a sentie comme tiède et glaireuse. Etait-ce une odeur de sang autour de lui ou la lourde senteur des cistes et des arbouses? Cette faille de roc, à demi recouverte de lichens humides rayonnait d’une peur immémoriale: le sacrifice rituel avait lieu à tous moments et en tous lieux du monde, Ghjacumu le savait tout à coup, et la blessure vorace s’ouvrait ici sous ses mains crispées.Très haut dans le ciel, la Grande Ourse et la Petite Ourse, évadées de l’informe terreur des origines tournoyaient lentement. Alors Ghjacumu a couru comme un fou vers le village. Et, devant nous, dans la cheminée, il a jeté au feu rageusement la peau de sanglier.
Longtemps après, à l’aube de ce matin là, Ghjilormina en souriant lui a parlé de Jacob et d’Esaü et de la lutte fraternelle des peuples errants sous le regard de Dieu.
– Ah! Ghjacumu qui t’enfuis ainsi comme un animal, contre qui luttes-tu dans la nuit où les fleuves et les astres font lever les ombres défuntes?
Croyais-tu arracher la bénédiction d’un père aveugle sous une peau de bête? Ta mémoire est aussi la notre, et si tu n’as pas rencontré d’âme perdue sur le socle de pierre, c’est qu’aujourd’hui nous partageons ensemble la parole et la liberté. Il est bien temps de brûler ta défroque de mazzeru !
………
Oui, en écoutant ces chants traditionnels, Gabriel y retrouvait l’écho, les modulations, un peu de la voix de Ghjilormina. Ils évoquaient l’étrangeté d’une nature restée sauvage, interprétée à la faveur des croyances antiques d’une communauté de veilles.
© Cryptogrammes Editions Le Manuscrit 2005
……………………………………………………………………….
L’Utopie comme métaphore
Utopie flottait, yeux grands ouverts à la surface de son rêve…
Longtemps elle vécu riveraine entre deux sommeils, aux versants de deux aubes et deux crépuscules. Le même songe qui divisait son sang nourrissait son désir, et ce désir parfois l’altérait étrangement. Désir du désir du désir, le désert s’accroissait, les mirages crevant comme des bulles sous le zénith.
Dépossédée de son corps, son corps devint le théâtre de phénomènes singuliers. On vit alors de sombres institutions, grands blocs monolithiques et cellulaires s’enraciner dans sa chair vive. Veuves d’elles-mêmes, sacrificielles et funéraires, qui sécrétaient pour elle tout un sépulcre de reflets comme une ombre fatale. Toute une mémoire étatique, mathématique et informaticienne programmait ses dérives et son désoeuvrement. Et Utopie flottait, yeux grands ouverts à la surface de son rêve…
Utopie n’avait plus le temps.
Les temps étaient contradictoires, harcelants. Troublée, elle conjuguait passé et avenir, jusqu’à leur confusion et son désarroi. Oui, Utopie n’avait plus le temps et son coeur affolé battait comme une horloge sans aiguille. Voilà qu’elle tournait à présent sur elle-même, révulsée, dans l’effroi d’une clarté implacable.
Voyante, aveugle, hurlante !
D’abord sans qu’elle y prît garde, dans l’effritement d’instants successifs, la « chose », progressivement l’avait dévorée : et voilà qu’Utopie était tombée vertigineuse dans les grandes matrices stériles du Zodiaque. Car, autrefois, au temps où le temps avait un sens, Utopie, pour tout dire, était quelque peu astrologue et vivait donc de l’air du temps.
C’était avant la grande famine, mais on parlait déjà de chômage. C’était quand les colons colonisaient, les patrons patronnaient, les maîtres maîtrisaient, et Utopie vivait de l’air du temps. C’était dans l’ordre des choses. Mais beaucoup l’en blâmaient sans comprendre que ses fureurs et son rire étaient ses seuls pouvoirs excessifs. Et, quand elle était excédée, Utopie prophétisait, précisément à cause de tout cela, parce que les choses étaient trop à leur place, que les rôles ne s’échangeaient pas et que le pouvoir revenait toujours aux mêmes. Ce qui donnait à la durée sa permanence, son poids de réel et de contrainte tangible, rassurante.
En ce temps-là, néanmoins, Utopie n’avait pas lieu. C’était même sa raison d’être. On venait la voir clandestinement, par hasard, presque par mégarde. Elle rendait le hasard et l’erreur en fleurs éphémères, grignotait l’air du temps, et ses visiteurs repartaient avec l’impossible et ses fêtes dans le coeur sur les routes balisées de la Loi. Migrations d’insectes sous le soleil.
Les demeures d’Utopie étaient paradoxales. Aux carrefours de l’égarement, aux artères d’une circulation capitale et baroque. Aux termes de la résignation, aux portes de la sédition commençait le royaume. L’architecture en était aussi bouleversante que stratégiquement bouleversée. Le désordre y trouvait sa rigueur et son sens.
Les pièces s’échangeaient au rythme des saisons, au rythme des marées et du cycle lunaire. Une chambre toujours était inhabitée. Ouverte sous le ciel et livrée aux orages, aux oiseaux, à l’oubli comme une orgue en plein vent. Les chats et les planètes y menaient leur sabbat en rondes parallèles, dans la fièvre d’éclipses et de solstices fous. Les ombres en plein midi jouaient arachnéennes dans la jalousie des persiennes closes sur le dehors. Utopie savait, de leurs desseins changeants, tirer toutes les conséquences. Aussi, ses prédictions sur les évènements qui traversaient le globe trouvaient quelque évidence dans ce renversement…
Utopie avait alors une existence illégale et fabuleuse. C’était la maîtresse des miroirs, l’insensée raisonnante. On dit même, mais on dit tant de choses, qu’elle fût féministe ! Je n’en crois rien, car précisément Utopie n’avait pas lieu alors, et c’était pour cela qu’elle avait encore tout le temps !
Le temps coulait, comme pierre jetée dans les eaux troubles d’un pays neutre: exaspérant sa chute en cercles concentriques, étourdissant ses bords, décuplant sa clôture en prismes, en paraboles, pour une économie insurrectionnelle, mais bornée encore d’inflations en recels, la contradiction s’épiloguait. Le temps coulait, se diffusait, improductif et spéculaire. Le temps d’errer dans les marges de l’histoire, de hanter le ghetto, le temps aussi de chanter près des frontières…
Sur les frontières des barbelés. Aux portes des prisons les frontières s’accusent. Les tyrans meurent et renaissent d’une mort plus vivace, les prisonniers survivent d’une vie confisquée. Murés dans leur cellule, paroi contre paroi, et toute la nuit dans la chair qui vient éclore. Giration d’astres, les ciels fêlés, les étoiles déchues encombrent les aubes tardives.
Partout, les pouvoirs s’augmentaient d’une prodigieuse imagination carcérale. On conçut des appareils minutieux adaptés à chaque circonstance particulière, à chaque prisonnier virtuel. Et de prison à prison, d’innombrables galeries souterraines. Au centre de l’édifice, une prison présidentielle contrôlait toutes les autres prisons.
La vocation même d’Utopie fut durement mise à l’épreuve. Elle devint la proie des fétichistes. Une espèce singulièrement barbare. Certains de ces énergumènes par excès de ferveur ou par vengeance raffinée (ce qui d’ailleurs ne s’exclut pas) entreprirent de radicaliser tous ses caprices, établirent le code rigoureux de ses passions, réclamèrent sa Loi, et allèrent jusqu’à lui supposer le sexe des anges, tout prêts à l’embaumer dans leur adoration.
Il apparut souvent à Utopie que certains de ses prétendants les plus exaltés cachaient dans leurs alcôves le placard de Barbe-Bleue, et sacrifiaient leurs jeunes épouses coléreuses, leurs mères éplorées au culte souverain dont elle était l’objet, à son corps défendant. Assoiffés de symétrie, ils ordonnèrent l’espace selon leurs perspectives et une verticalité honteuse. Dans les caves les plus profondes ils reléguèrent les femmes indignes et harcelantes, et suspendirent au firmament de leur dévotion notre héroïne abasourdie. Las ! Elle s’ennuyait fort dans sa cage de verre et maudissait cette érection contre nature à laquelle elle se trouvait si horriblement condamnée. Son existence y perdit en vigueur, en virulence. Elle se schématisa en quelque sorte. Utopie dépérissait visiblement.
Et elle se souvenait avec mélancolie d’avoir été moins seule jadis. Et elle n’était plus que la mémoire de ce grand peuple d’utopistes, un peuple vaste comme la mer, indomptable. Il leur avait fallu démembrer ce peuple pour le soumettre, mais parfois encore il renaissait avec les convulsions de l’Histoire ; il était cette convulsion quand une révolte grondait et que l’on entendait parler de liberté, d’indépendance comme d’une folie archaïque. Ce peuple n’avait ni héros ni martyrs, rien que de grandes passions élémentaires qui ne pouvaient le représenter parlementairement. Si on lui concéda quelques héros, ce fut précisément pour mieux consacrer sa disparition et le déclarer suicidaire. Car le langage avait quelque importance dans le rapport de force. On fit appel aux spécialistes de tous acabits et à grand renfort de définitions, on endigua le flux nomade et pernicieux. On enferma dehors, on enferma dedans, on boucla toutes les issues ! En des îlots concentrationnaires furent bannis les contenus qui n’avaient point de contenant, les désirs qui ne se confondaient pas à la théorie des besoins, dans un procès généralisé de signifiance despotique.
Un jour, Utopie interdite, découvrit que l’air du temps avait un goût de mort et de cendres et, à l’instant justement où ils vinrent lui dire que son temps était venu, elle se crut malade et ne reconnut rien.
– Ni sa silhouette dans le miroir prestigieux.
– Ni les images qu’ils lui tendirent.
L’histoire de la disparition d’Utopie donna tout son sens à l’histoire, on l’aura compris. L’Histoire « vraie », celle qui s’écrit sous les décombres, les guerres perdues, les victoires gagnées, et les livres d’histoire débordants de cadavres exquis. Certes, il importait que l’on eût raison d’elle au règne de la raison. Elle qui ne subsistait plus qu’à l’état symbolique, artificiellement foetale, vaguement végétative dans le crâne pensif de ceux qui levaient au ciel un regard extatique en assurant leurs pas sur une terre décimée. Mais l’histoire, la nôtre, celle qui se lit à rebours de l’histoire, ne s’arrête pas là. Et l’aventure eut une conclusion scabreuse et renversante.
Utopie revint à l’état de cauchemar et plus souvent qu’à l’ordinaire déranger les rêveurs qui n’osaient plus rêver. Elle fut le cauchemar même ! On pensa abolir la nuit pour conjurer le mal, et le monde se condamna à un jour permanent. On veilla même à ce que les enfants ne naissent plus de la nocturne chair maternelle, ce qui mettait en péril leur développement logique. On délaissa les ressources du sol qui parurent inquiétantes. On assécha les eaux, on étrangla les chats. Tout non-sens fut traqué impitoyablement. Toute germination fut sévèrement refoulée. On généralisa les pratiques psychanalytiques et l’univers se fortifia d’une culpabilité raffinée et fort heureusement stérile…
C’est alors que la famine fit son apparition : les formes se vidèrent de leur fond et les contenants de leur contenu, par esprit de conséquence… Exit cette « materia » asservie que l’on avait proscrite ! On s’aperçut alors que la mort d’Utopie avait trouvé ses rejetons : une société où zombies et machines paranoïaques revendiquent encore leur immaculée conception…!
Texte écrit en 1976 par Nadine Manzagol en mai 1976 et paru sur la revue « Astrologique » n°3 en en juillet 1976.
Republié en 2005 aux Editions Le Manuscrit
***********************
Cryptogrammes
Combien étions-nous à errer dans cette bibliothèque ? Depuis quand, et en quels temps son espace s’était-il révélé circulaire?
Et ce n’était pas une bibliothèque, c’était l’odeur perdue,l’ombre végétale d’un jardin inexistant. Et qui, pourtant, excédé de tant d’oublis fleurissait d’écritures folles.
Nul n’ignorait que le jardin n’appartenait pas au Château, mais qui aurait pu s’y résoudre ? Et ainsi nous étions nous égarés dans cette architecture savante où le rêve du jardin nous avait captivés. Ce rêve avait précédé toute écriture, et il était la mémoire de nos morts quand nous ne savions encore ce qu’était le rêve de vivre.
Le jardin était précisément cette façon qu’avait le Château de ne pas s’appartenir et d’ouvrir sur de grandes cryptes de silence et de chants. En retenant l’illusion du jardin, il s’était construit de sa fragmentation. Lui, le Château s’était d’abord élevé du mouvement imperceptible des marées, de l’horlogerie de saisons enchevêtrées d’astres et de sable. Géométrie négative et incontournable de ses murailles rempardées de vide. Construit de la matière des rencontres impossibles, de cris inaudibles, d’appels et de
séparations incalculables…
… Et le jardin y résidait parfois comme son coeur absent aux chants inapaisés
Insulaires
Hier, nous avons tenu le journal du hasard
Additionné les coups de dés
Désespérant l’exil
D’un tourment si léger.
Ivres,
Ivres de nous démettre,
Silhouettes seulement précisées par le ciel
Dans l’immobilité des fêtes insoumises.
Hier
L’horizon s’était raréfié infiniment
L’horizon s’était raréfié
Jusqu’à cet infime point d’éclatement
Où la lumière se donne comme voltige
Arabesque rasant les plus noires violences.
A la marge des grèves
Un sourire ambigu
Dessine à présent le silence.
Vois-tu, ce n’est pas une histoire simple
Et qui eût jamais lieu
Le lieu même nous rêva en désir
Nous fûmes en sa réversibilité noués en torsade
schisteuse
Le roc lavé de feu dans le buisson carbonisé.
Vigiles d’un peuple sans frontières,
Enfants de la perte infinie
Nous divulguons l’amour bien plus haut que l’aveu.
NM
This page has the following sub pages.
Nadine, j’affiche immédiatement dans http://voxpoesi.over-blog.fr les coordonnées d’Operata Bastia…. je suis moi-même un adepte du jardinage (jardin d’agrément) et je serais heureux de partager dans ce domaine aussi, à part la poésie… seriez vous d’accord pour publier un poème de votre choix dans les pages de voxpoesi…. (mes coordonnées pour commodité: Email voxpoesi@hotmail.fr)… pour le plaisir de partager la nouvelle et parce que bouder son plaisir et ne pas l’offrir aux autres c’est de l’ingratitude, je vous renvoie à la page d’accueil de l’association Musanostra qui présente un de mes plus récents poèmes intitulé Terra ma »…amitié et complicité Henri Etienne Dayssol
Henri-Etienne, j’en fais de même et j’affiche également les coordonnées de voxpoesi sur mon blogdroll. Je suis depuis longtemps coutumière de la coopération que j’encourage de mon mieux, comme vous pouvez le constater sur la page d’accueil : http:operata.wordpress.com Vous pouvez vous même recopier tous les poèmes, textes et autres documents figurant sur mon blog pour les afficher en indiquant simplement le lien source avec la mention « Creative Commons » ( https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/ ) qui est une très bonne formule de partage que je me permets de conseiller autour de moi.
Amitiés poïétiques ! Nadine